Giannis Prelorentzos – « Sur certaines approches philosophiques de l’œuvre de Camus (Frédéric Worms, Michel Onfray, Laurent Bove, Chantal Jaquet) »« Sur certaines approches philosophiques de l’œuvre de Camus (Frédéric Worms, Michel Onfray, Laurent Bove, Chantal Jaquet) »
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par Isabelle PARIENTE BUTTERLIN
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Monsieur Yannis Prelorentzos, Professeur de philosophie moderne et contemporaine au Département de philosophie de l'Université Nationale et Kapodistriaque d’Athènes
« Sur certaines approches philosophiques de l’œuvre de Camus (Frédéric Worms, Michel Onfray, Laurent Bove, Chantal Jaquet) »
Ces vingt-cinq dernières années, nous assistons à une multiplication des approches de la dimension philosophique de l'œuvre multiforme et prolifique d'Albert Camus. Je focaliserai mon attention sur quatre études qui mettent en relief, chacune d'un point de vue différent, son originalité philosophique et sa pratique du philosopher comme une manière de vivre :
A/ Dans son ouvrage La philosophie en France au XXe siècle. Moments (Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2009), Frédéric Worms, professeur de philosophie française contemporaine à l'École normale supérieure, consacre un chapitre à ce qu'il appelle « Le moment de Camus », dans lequel il montre pourquoi et comment l'auteur du Mythe de Sisyphe et de L'Homme révolté fut de part en part philosophe. Il met aussi en relief son rôle dans le moment philosophique central du siècle passé, à savoir le moment de l'existence ou de l'existentialisme ou de la Seconde Guerre mondiale. Enfin, il se penche sur le point de rencontre entre littérature (y compris le théâtre) et philosophie dans l'œuvre de Camus.
B/ Dans son étude volumineuse L'Ordre libertaire. La vie philosophique d'Albert Camus (Paris, Éditions J'ai lu, 2012), Michel Onfray s'oppose à ceux – surtout à Lottman, Todd et Jeanyves Guérin– qui considéraient Camus comme social-démocrate de sensibilité libertaire, en soutenant qu' « il a proposé une version libre et nouvelle d'engagement anarchiste et libertaire au XXe siècle », en aspirant à un ordre libertaire, contre l'opinion dominante selon laquelle l'anarchie est synonyme de désordre. Onfray se hâte de préciser la spécificité de la position théorique et de la pratique de Camus par rapport aux versions principales d'adhésion à l'anarchisme ; il reconnaît que Camus s'est approprié de manière féconde certaines idées de Proudhon tout en récusant d'autres, et il le range parmi des prédécesseurs de la pensée néo-anarchiste ou post-anarchiste dont les représentants principaux sont, aux États-Unis, Todd May, Saul Newman ou Lewis Call. Onfray qualifie L'Homme révolté de « grand ouvrage de socialisme libertaire et <de> texte anarcho-syndicaliste » et met au nombre des textes libertaires de Camus Caligula, La Peste et L'état de siège.
En deuxième lieu, Onfray met l'accent sur l'influence exercée par Nietzsche sur Camus, dont l'œuvre nourrissait la réflexion durant toute sa vie adulte, et sur son immanentisme d'inspiration nietzschéenne. Il reconnaît toutefois que ce « oui total » à l'existence et à la vie a pris une tournure particulière chez Camus après l'expérience de la Seconde Guerre mondiale, de la résistance et des conséquences désastreuses des totalitarismes. Camus continuera de dire oui à ce qui fut, tout en précisant que nous devons lutter au présent, en consentant à tout ce qui sert la vie et en nous opposant fermement à tout ce qui sert la mort et la vie négative.
Troisièmement, Onfray distingue systématiquement deux conceptions et deux pratiques de la philosophie, en choisissant comme exemples Hegel et Kierkegaard : nous avons, d'une part, les constructeurs de systèmes monumentaux, solidement structurés, qui emploient un vocabulaire hautement technique, et, de l'autre, des penseurs hantés, torturés par des questions et des tensions existentielles, s'efforçant constamment de vivre conformément à leurs idées. À l'opposé de la plupart des professeurs de philosophie, ces derniers expérimentent la philosophie comme une manière de vivre, comme une transformation pénible et graduelle de leur vie ; ils peuvent ainsi servir d'exemple aux autres ; leur vie et leur œuvre est une sorte d'appel qui nous est adressé. La parenté d'Onfray sur ce point avec la conception de la philosophie chez Pierre Hadot et Alexandre Nehamas est patente.
En quatrième lieu, l'approche de la vie et de l'œuvre de Camus par Onfray est une entreprise de défense du penseur intègre d'origine pauvre et frappé très tôt de la tuberculose, en face de Sartre, l'« héritier » (selon la notion sociologique de Bourdieu et de Passeron), qui rêvait dès son plus jeune âge de devenir célèbre. Bien que Sartre ne fut, lui non plus, un professeur universitaire, il avait, selon Onfray, durant toute sa vie adulte l'habitus du professeur de philosophie et du censeur sévère de tous ; on ne saurait être étonné du fait que la qualification de Camus de « philosophe pour classes terminales » provient des adeptes de Sartre (il se réfère au pamphlet connu de Jean-Jacques Brochier).
Enfin, Onfray défend une certaine tradition philosophique française (y compris une tradition française du socialisme et de l'anarchisme) contre, d'une part, les mouvements dominants de la philosophie et, plus généralement, de la pensée allemande et germanique et, d'autre part, les philosophes et penseurs français qui, dans la plus grande partie du XXe siècle, surtout à partir des années 1930, ont subi la fascination de la philosophie et de la pensée allemande, comme Sartre, Aron, Merleau-Ponty et tant d'autres parmi leurs contemporains et leurs successeurs.
C/ Dans son étude Albert Camus, de la transfiguration. Pour une expérimentation vitale de l'immanence (Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « La philosophie à l'œuvre », 2014), Laurent Bove, spécialiste éminent de Spinoza et, en second lieu, de Vauvenargues, s'oppose à l'interprétation dominante de l'itinéraire philosophique de Camus. Selon cette interprétation, après la publication d'articles et d'éditoriaux dans les journaux et de deux collections d'essais débordant de lyrisme mais privés de valeur philosophique, et après la rédaction d'esquisses de pièces de théâtre et de romans, l'auteur de L'étranger aurait commencé sa carrière de philosophe en méditant sur l'absurde (dans Le Mythe de Sisyphe) pour se tourner ensuite vers la question de la révolte (dans L'Homme révolté), qu'il a étudiée tant du point de vue métaphysique et artistique que du point de vue historique. Bove ne lit pas L'étranger comme l'avait fait Sartre, c'est-à-dire à la lumière de « la philosophie de l'absurde », telle que Camus la formule dans Le Mythe de Sisyphe, mais il fournit une explication du roman si célèbre de Camus en s'appuyant sur les deux petits livres qu'il avait publiés aux Éditions Charlot à Alger, à savoir L'envers et l'endroit (1937) et Noces (1939). Il met ainsi en évidence « la puissance radicale d'immanence, d'affirmation, de différence et de résistance présente dans L'étranger (concrètement dans le personnage de Meursault) ». Selon Bove ces deux collections d'essais n'ajoutent pas une philosophie de jeunesse à ses deux théories philosophiques principales (celles de l'absurde et de la révolte), mais elles sont porteuses d'un souffle philosophi
ique qui inspire l'ensemble de ses écrits, en « nourrissant les thèmes centraux de l'œuvre : <non seulement> l'absurde et la révolte, <mais aussi> l'amour ». En effet le rôle de l'amour, ainsi d'ailleurs que de la justice, est de plus en plus reconnu les dernières années par les philosophes qui se penchent sur l'œuvre de Camus (cf., entre autres, André Comte-Sponville, Guy Basset et Paul Audi).
De plus, dans la philosophie camusienne de l'immanence, dont Bove met en relief l'accent spinozien, s'impose, au fur et à mesure que son œuvre avance, « le motif du Christ déthéologisé ». Enfin, appuyé sur la notion d'inspiration christologique de transfiguration, employée par Camus dans de passages essentiels de son œuvre (surtout à la fin de L'Homme révolté), Bove affirme que les écrits camusiens d'après-guerre, notamment L'Homme révolté, n'ont aucunement trahi « le fil puissamment immanentiste de son œuvre ». Dans ces écrits Camus oppose à l'Histoire (avec un H majuscule) des philosophies de l'histoire de Hegel et de Marx, qui servent, du moins objectivement, le nihilisme, l'histoire (avec un H minuscule) qui sert la résistance et la révolte. « Contre la pensée dialectique – en tant que nihilisme –, Camus s'efforce de penser (et/ou de retrouver) une résistance vitale, essentiellement affirmative, en phase avec le temps anthropologique immanent et constituant des processus réels et coopératifs des civilisations qui font “advenir” l'humanité de l'homme dans l'histoire ». Les exemples historiques de cette résistance vitale sont, selon Camus, les suivants : a) les insurgés de la Commune de Paris ; b) les révoltés de 1905 en Russie ; c) les protagonistes de la révolution d'octobre 1917, avant d'être trahis par le militarisme bolchevique ; d) les anarcho-syndicalistes de la fin du XIXe siècle ; e) les républicains espagnols qui se sont battus contre le général Franco et les franquistes ; f) enfin les résistants au nazisme. Dans tous ces cas, selon Camus, du moins interprété par Bove, « l'articulation essentielle de la pensée de l'immanence et du consentement au monde avec la pensée de la révolte, non seulement ne la rend pas inefficace, mais constitue le seul fondement solide d'une communauté humaine vivante ». Ainsi Bove déconstruit « l'image sartrienne d'un Camus “moraliste” tourné contre l'histoire » et montre, à travers son ouvrage, « qu'il y a encore, pour nous, aujourd'hui, dans l'expérience singulière et l'oeuvre courageuse d'Albert Camus, de quoi penser et résister ».
D/ Dans son étude de philosophie sociale Les transclasses ou la non reproduction (Paris, P.U.F., 2014), Chantal Jaquet, spécialiste éminente de Spinoza et auteure, entre autres, de La philosophie de l'odorat et de La philosophie du kôdo, se penche sur Camus dans le cadre de l'étude des individus peu nombreux qui ont su échapper à la «loi» de la reproduction sociale, selon Bourdieu et Passeron ; en effet, ils sont partis d'un niveau très bas de l'échelle sociale et ont pu, à travers moultes difficultés et adversités, connaître une ascension sociale fulgurante, surtout dans le domaine des lettres et/ou dans celui de l'enseignement (notamment universitaire). Ceci est dû, du moins en partie, à l'influence transformatrice de l'école combinée avec l'effet produit progressivement par la lecture passionnée de livres. Jaquet insiste sur le rôle des « rencontres » des transclasses (à savoir d'expériences cruciales qui ont contribué de manière décisive au changement de leur vie) avec certains instituteurs ou, surtout, professeurs ; dans le cas de Camus, il s'agit de Jean Grenier, son professeur de philosophie au lycée et à l'Université d'Alger et, auparavant, de Louis Germain, son instituteur à Belcourt, le quartier pauvre d'Alger où il vivait.
Jaquet met l'accent sur certains moments capitaux de la vie de Camus, tels qu'il les raconte dans son roman autobiographique inachevé Le Premier homme, notamment lorsqu'elle se réfère à la manière dont Camus a pris conscience de la différence des classes sociales à travers la « honte sociale » qui l'a envahi lorsque sa mère adorée fut chosifiée sous le titre de « femme de ménage ». Selon Jaquet, la honte persiste, malgré le fait que le transclasse a échappé depuis des années au milieu de son origine, comme une trace indélébile d'infamie ; aucune réussite sociale n'arrive à l'effacer totalement.
L'intérêt majeur de l'approche philosophique (d'inspiration spinoziste) des transclasses par Jaquet consiste dans le fait que Camus appartient (avec Annie Ernaux, Didier Éribon, Paul Nizan, Richard Wright, James Baldwin et John Edgar Wideman) aux transclasses qui ont résisté à l'illusion du self-made man, qui aurait su réussir grâce à ses efforts, à son travail incessant, à son intelligence, à l'opposé des fainéants et des paresseux. Au contraire, Camus et ses « compagnons » ne renient et ne trahissent leur origine humble et défendent « avec l'âme tout entière » les pauvres et les humbles – voire les humiliés – le paradigme étant sa mère illettrée, sourde et par excellence silencieuse. D'où l'importance capitale du silence dans l'œuvre de Camus, qui a fourni l'occasion à un de ses commentateurs de parler de sa « philosophie du silence ». Camus et les autres transclasses mentionnés ont tenté de donner une voix à ceux qui n'en ont pas, « de les arracher au destin des pauvres, qui consiste à leur disparition de l'histoire sans qu'ils laissent des traces ». Selon Jaquet, pour les transclasses comme Camus, la restitution de la dignité aux dominés constitue une sorte de passage obligé afin qu'ils échappent à la honte.
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